La dernière compagne électorale (et les précédentes) est un exemple typique de ce que peut produire la lutte partisane. Puisqu’il s’agit de conquérir les organes du pouvoir de l’État, tout, dans une campagne électorale, rappelle la guerre de conquête. La fin justifie (presque tous) les moyens pour construire une majorité de suffrages, sans nécessairement regarder d’où ils viennent. C’est le système bipolaire d’une telle lutte électorale qui le veut et conditionne une partie de ces dérives.
Il y a d’autres circonstances dans lesquelles l’esprit partisan domine les débats d’idées ou d’action, comme dans la solidarité internationale ! Il suffit de regarder comment sont posés les problèmes à propos de la situation entre palestiniens et israéliens ! C’était déjà le cas lors de la lutte pour l’indépendance des Kanak (1), la guerre du Vietnam, de la résistance contre l’apartheid en Afrique du Sud, de la guerre d’Algérie etc. C’est en fait le cas chaque fois que dans un conflit (même à propos d’un divorce, d’une grève ou d’un conflit de valeurs) nous décidons de “prendre parti” pour un des protagonistes ou un ensemble de protagonistes.
Partisan vient en effet du latin “pars, partis“ qui a donné le sens de “côté”, “portion”, c’est-à-dire en fait “un élément d’un ensemble”. On trouve aussi le sens de “participation” (prendre part), c’est-à-dire de « s’inclure dans un ensemble ». En ce sens le mot partisan signifie donc “qui est membre d’une part, d’un parti”. Ainsil’antagonisme structurel du discours ou de l’agir partisan est inscrit dans son étymologie : être partisan c’est “prendre parti pour”. Et en même temps, on va presque nécessairement, “prendre parti contre” à cause des processus de groupe qui transcendent la bonne volonté des personnes. Il est souvent dangereux dans un groupe de prétendre vouloir écouter, et pas seulement réfuter, ses adversaires, d’ouvrir un dialogue avec eux. On a pu voirlors des dernières présidentielles combien était mal perçu par les deux camps adverses la tentative de dialogue engagée par la candidate avec le 3° homme.
Le discours partisan se caractérise par
une dévalorisation massive des arguments ou actions de l’adversaire et une défense active de tous ceux de son propre camp ;
une survalorisation des erreurs ou une dénonciation virulente des “fautes” de l’adversaire et un silence gêné ou une justification des erreurs et fautes de son propre camp ;
une mise en perspective très négative des projets, réalisation et contradictions de l’adversaire et au contraire une mise en perspective très positive de ceux de son propre camp ;
un manque de recul, de prise de distance critique par rapport à son propre camp.
l’utilisation et la surévaluation de la menace, de la peur, pour rallier les indécis à sa cause ;
le refus d’envisager un compromis, à quoi il faudra bien finalement arriver en fonction du rapport des forces.
Et c’est là que réside l’essence même du rapport partisan : le refus du compromis, parce qu’il risquerait de faire douter de la bonne parole ou de l’identité de chacun des camps.
Compromis, rapport de forces…
En France en particulier ce mot de compromis est tabou ! Il est immédiatement associé à “compromission”. C’est peut-être parce qu’en dernier ressort, il a toujours fallu faire des compromis alors perçus comme “honteux” puisqu’on en avait nié la possibilité au départ. Même après 30 ans de guerre civile et 3500 victimes, les Irlandais du nord ont dû s’asseoir et discuter, au sens strict du terme, se “réconcilier” c’est-à-dire s’asseoir à nouveau pour parler, en “concile”.
Le compromis nécessite souvent un rapport de forces, acquis par des actions civiles ou sans violence (grève, boycott, manifestations, élections etc) en vue d’obtenir une négociation. Tant que les protagonistes veulent imposer leur solution à leurs adversaires, c’est la logique de la domination qui l’emporte, et à terme de la violence symétrique. Jusqu’à la prise de conscience que les positions sont figées, que le prix à payer pour les faire encore bouger est trop lourd. Alors, la négociation et le compromis deviennent inévitables et s’imposent comme façon de “promettre ensemble” un avenir plus pacifié.
Une logique binaire qui diabolise
Derrière le discours partisan se cache une logique binaire, de bien et de mal – avec sous-entendu que le mal, c’est l’autre et en arrière plan un rapport victime-bourreau. La diabolisation de l’adversaire en ennemi se fait par le biais du recours à la peur. Le “diabolos” en grec est ce qui divise, ce qui créé de la rivalité, parce qu’il s’agit de “jeter contre” (des accusations p. ex.) alors que le “symbolos” est ce qui unit, parce qu’il créée de la reconnaissance, de l’unité (2)
La peur, la colère, la honte, le dégoût peuvent être d’incroyables moteurs de diabolisation lorsqu’on refuse de les reconnaître comme des manifestations de sa propre sensibilité et qu’on en rend l’autre coupable. C’est exactement ce qui se passe dans l’accusation : ce que je condamne chez une personne, un groupe, c’est que je refuse de reconnaître en moi et que je condamne aussi. Les émotions citées sont donc les véritables moteurs de cette diabolisation de l’autre, de ce refus de la différence et restent en arrière plan de tous les discours de propagande (3)
Les émotions comme expression de ma sensibilité, rejetées ou acceptées
Si la peur, la colère, la honte, le dégoût entre autres, jouent une fonction dans cette dynamique de blocage, qu’est-ce qui permettrait de mettre en œuvre une dynamique inverse ? Le dépassement de la peur, de la colère, etc, le courage, la confiance, mais comment y arriver ? Lorsque j’accueille ces émotions en moi comme des signaux de mes prorpres difficultés face à la différence, alors je peux les intégrer comme expression de mes limites, comme énergie de protection de mes intérêts, de mon identité et aussi comme énergie de changement. Et dès lors que je me sens plus en sécurité avec moi-même, je suis plus à même de reconnaitre en l’autre un être qui a aussi ses propres difficultés, qui souffre comme moi, dont les intérêts sont aussi légitimes que les miens Alors je peux m’y associer pour discuter, négocier et rechercher un compromis. C’est une autre émotion qui intervient alors : la compassion, “souffrir avec” qui est très différente de la “pitié”. La pitié se manifeste dans une dimension verticale (de haut en bas) alors que la compassion a une dimension horizontale (4).
La compassion comme source de solidarité partisane…
La compassion est à l’œuvre dans la solidarité : le sentiment de solidarité, comme l’amour, puise sa source dans la compassion ou la sympathie. Notre spontanéité de sympathie ou de compassion pour des personnes en souffrance nous conduit à vouloir les soutenir. Et comme ce que nous interprétons comme la cause de leur souffrance vient de l’extérieur à eux, nous pouvons réagir avec “colère contre” l’injustice qui leur est faite. Cette forme de réaction est très bien identifiée et fait partie des mécanismes archaïques de notre humanité, ce qu’on appelle le “triangle dramatique” en Analyse transactionnelle. Lorsque je suis témoin d’une agression entre deux personnes ou deux groupes, je réagis immédiatement en agressant l’agresseur supposé : ce dernier devient alors victime, et moi agresseur. Mon intervention a renforcé le système conflictuel ! Vaut-il mieux alors rester les bras croisés ? Bien évidemment non, je peux, seul mais de préférence avec d’autres personnes, chercher à protéger la “victime” sans agresser l’agresseur en m’interposant, en prenant certes le risque de prendre des coups (à moi d’apprécier le risque !). Si j’arrive à garder un contact visuel non agressif avec l’agresseur tout en faisant écran avec mon corps, alors l’agression cessera dans 9 cas sur 10. (5)
… ou de solidarité non-partisane qui implique un tiers “garant”.
La difficulté de mon intervention tient au fait que je n’ai pas d’autorité à le faire comme un policier dans la rue ou un adulte (parent, professionnel) face à des enfants. Et si j’ai de l’autorité, celle-ci m’oblige à me référer au droit, à la loi, aux règles, et donc à trouver une forme d’intervention qui soit conforme à ma mission. Ainsi au système “triangle dramatique” spontané qui renforce la violence de l’agression peut -on opposer un autre système qui lui, suppose que le “garant” reste à équidistance face aux protagonistes (comme doit le faire en principe un juge, un éducateur, un enseignant). Ce système appelé “Pétrin” par Jean-Jacques Samuel, (6), consiste à faire prendre conscience que nos interventions dans les conflits des autres nécessitent une forme de “solidarité” avec toutes les personnes qui souffrent et une forme de neutralité non-partisane, parce qu’en fait tout le monde souffre : il s’agit alors de trouver la parole, l’attitude qui permet de débloquer la situation conflictuelle. En faisant cesser la violence, en appliquant des sanctions s’il y a eu transgression de la loi ou des règles, en s’interposant pour faire cesser la rivalité symétrique lorsque je n’ai pas l’autorité d’une fonction spécifique. Et c’est là qu’intervient à nouveau la compasssion : quand j’ai dépassé la peur, la colère, la honte, le dégoût que peuvent susciter en moi la situation, l’agression, alors je trouve les paroles, les gestes qui font autorité, voir même qui guérissent (7).
Des exemples de la vie quotidienne.
Lorsque deux enfants se disputent, je peux prendre fait et cause pour l’enfant qui sait le mieux me sensibiliser à sa souffrance et réagir violemment contre l’autre, pour finir par découvrir peut-être, que celui qui se plaint a aussi sa part de responsabilité. Je peux aussi considérer, que si la violence a cessé, il s’agit de consoler celui qui souffre et les confronter tous les deux dans leur responsabilité.. Si la violence continue, je peux m’interposer pour la faire cesser, sans pour autant chercher à maîtriser l’un ou l’autre, en contraignant celui qui tape à me taper moi pour prendre conscience de sa propre violence.
Face à un couple de mes amis qui se déchire, je peux manifester ma tristesse et mon désir de garder des relations amicales avec chacun des deux. Et je peux les inciter à chercher le concours d’un tiers médiateur pour les aider à conclure dans l’honneur leur couple conjugal tout en préservant le couple parental qui fait le lien entre les enfants.
Dans une situation de conflit avec un-e collègue, je peux faire appel à un tiers professionnel pour nous aider à découvrir ce qui nous fait souffrir tous les deux et que nous n’arrivons pas à négocier.
Dans la solidarité internationale, c’est mon droit de choisir avec qui je peux être solidaire, et pour autant, m’interdire de lutter contre son ennemi, de devenir moi aussi partisan. Je serai plus efficace à m’investir dans une résistance pour que le droit international s’impose à tous de façon équitable plutôt qu’à vouloir moi-même venger l’injustice. J’ai besoin de l’énergie de ma colère pour lutter contre l’injustice mais ce serait la détourner que de la diriger contre l’injuste !
Hervé Ott
(1) dans « le peuple kanak, entre insurection violentes et non-violentes » publié dans « Actions de formation de solidarité avec Kanaky » (ed. Le Cun du Larzac), j’ai montré comment en soutenant l’indépendance au lieu de la souveraineté kanak, nous avions été partisans sous prétexte d’être solidaires.
(2) Le “symbole” était un jeton de métal, que l’on brisait en deux morceaux, quand on liait amitié, lesquels on rapprochait pour se reconnaître lorsqu’on réclamait les droits de l’hospitalité.
(3) Qu’est-ce qui a provoqué, en 2005, l’élection de J. Chirac avec 82 % des suffrances exprimés, sinon la peur de Le Pen. Or, avec du recul, il est évident que le risque de le voir élu président était quasi nul ! Cette instrumentalisation de la peur dans les campagnes électorales (« Tout sauf Sarko », « Au secours la droite revient » et bien avant « Plutôt Hitler que les soviets » etc) est un des signes les plus manifestes de l’infantilisation qui est à la source de la propagande. On retrouve cela aussi dans de nombreux mouvements anti-guerre, anti-nucléaire, anti-américain, anti…, car c’est un outil de mobilisation très puissant.
(4) En fait la “cum-passio” en latin n’est rien d’autre que la “sun-patheia” en grec
(5) J’ai publié dans « le respect libéré », le récit d’agressions sexuelles où la jeune femme a pu s’en sortir grâce à la fermeté et au regardde compassion qu’elle portait sur son agresseur. ANV n°
(6) JJ. Samuel, Le Pétrin éd. à compte d’auteur.
(7) Carl Rogers a bien mis en évidence l’importance de l’empathie dans le travail thérapeutique. L’empathie est en fait la version « professionnelle » de la « compassion ».Si nous acceptons de lire les nombreux récits de « miracles », de guérisons rapportés par les Évangiles, comme des processus thérapeutiques, alors nous devrons prendre en compte que très souvent est mentionné qu’avant de parler ou d’agir Jésus a été « ému de compassion ».
Laisser un commentaire