QUAND DESIR , FORCE ET VIOLENCE SONT INTIMEMENT LIES.
L’eau de la montagne, quelques soient les obstacles qu’elle rencontre, atteint toujours l’océan. (1) Comme l’eau peut inonder et submerger des régions entières et nous laisser impuissants et démunis malgré les technologies modernes, le désir, pour peu qu’il soit privé de direction, paraît potentiellement violent : rien ne peut l’immobiliser. » Le désir, s’il peut être aménagé ou canalisé un certain temps, ne peut l’être d’une manière déterminée, fixe ou stationnaire » écrit Françoise DOLTO. (2) Jacques PAIN définit la violence comme le désir sans l’autre. (3)
Il y a un lien étymologique entre la violence et la force – vis en latin – et même la force vitale – racine indo-européenne vayah -. Le moteur qui génère cette force parfois aveugle n’est-il pas le désir et son cortège d’émotions notamment, quand il est contrarié, la colère et la peur ?
Comment faire pour que ce désir, élément vital, base de toute relation, si proche de l’amour soit « oubli de soi et totale foi en l’autre » ? (2) Comment éviter qu’il soit entrainé dans l’impasse de la toute puissance, de l’indifférenciation, qu’il devienne désir sans l’autre ou encore ce désir d’être l’autre que René GIRARD décrit comme engendrant fatalement la violence. (4)
LA LOI CONTRE-POUVOIR DU DESIR ?
Quand les désirs contradictoires des uns et des autres s’affrontent le bon sens nous rappelle que le cadre de la loi est un recours pour éviter la violence interpersonnelle. René GIRARD remarque que, dans les sociétés primitives, ce sont les règles et interdits qui ont pour rôle d’empécher le désir de flotter au hasard. La loi serait-elle la panacée qui va barrer la route à la violence potentielle contenue dans le désir tout en préservant son élan vital comme le suggère LACAN : « La loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste » (5)
Dans la vie quotidienne, en tant que parents, citoyens, au bureau, à l’atelier, dans la rue ou en famille comment va agir cette loi ? qui va la dire ? Ne sera-t-elle pas un instrument de domination des forts envers les faibles ?
ACCES A LA CONSCIENCE DE LA LOI
Je vous propose un détour à travers quelques moments de vie, loin des théories.
La psychanalyste Marie Balmary (6) raconte une histoire apparemment banale, le genre d’évènement dont nous avons tous été une fois acteurs ou témoins, mais qui est en lui-même un résumé de cette interaction entre le désir et la loi.
« Un tout jeune garçon entreprend de frapper avec un marteau sur un morceau de bois qu’il a appuyé sur une table. Cette table est ancienne, les coups de marteau vont l’abimer. Le père fait remarquer à l’enfant que cette table est fragile et lui demande de ne pas continuer mais d’aller au jardin où il trouvera un appui pour taper. L’enfant, aprés une hésitation recommence à taper une fois, puis regarde son père. Le père regarde l’enfant mais ne dit rien. Alors le petit lève ses outils et se dirige vers le jardin ; en passant, il tape, d’un petit coup de sa main, la main de son père et sort en riant. »
Comment comprendre cette connivence entre le père et le fils symbolisée par cette petite tape de la main de l’enfant à la main du père ? « Obéir, mais pas à toi (…) Passer de ton côté, toi qui dit la loi mais qui n’est pas la loi » . (7 )
La loi est expliquée : le pére montre la fragilité de la table. Le désir est respecté : Le père propose une autre issue (le jardin). Le sujet -l’enfant qui dit avec ses gestes : »je veux taper » – reste acteur : l’enfant décide par lui-même, il n’est pas disqualifié. Il va comprendre et obéir aprés un dernier geste d’insoumission. Son corps est respecté : pas de coups, de cris et son besoin d’activité est pris en compte.
Tout paraît si simple. Pourtant notre langage de parents est parfois différent malgré nos bonnes intentions : « Tu es fou !! Arrête tout de suite !! » Images d’une loi totalitaire qui ne laisse aucune initiative à la conscience de l’autre et le culpabilise.
SOUMISSION OU OBEISSANCE
Nous avons employé ces deux mots au sujet de l’enfant, il obéit et manifeste par un dernier geste son insoumission. Cela peut sembler contradictoire mais ces deux mots, bien que parfois utilisés comme synonymes, ne désignent pas du tout la même réalité.
Pour obéir à la loi et non s’y soumettre il faut que nous y trouvions du sens.
Obéir vient du latin « audire », entendre. On obéit à ce qu’on a entendu, compris. Sinon on ne peut que se soumettre, c’est à dire se mettre dessous…. Jusqu’au moment où les circonstances permettent de repasser au dessus. Et alors tant pis pour celui qui va se retrouver à son tour dessous : professeur trop sensible, trop gentil , facilement chahuté par exemple….
Obéir, c’est répondre à ce qu’on a entendu, donner une réponse, être responsable ; c’est comprendre, prendre avec soi ; pas de confiance aveugle, de conscience endormie, qui nous amènerait à suivre n’importe quel ordre ou volonté. L’obéissance est un choix qui met en jeu ma propre volonté et se réfère déjà à une loi intériorisée. Celui qui est capable d’obéir n’est plus un âne sauvage mais conserve toute son autonomie, sa liberté. (8) On n’obéira qu’aux lois qui ont du sens. Nous verrons plus loin comment donner sens à la loi, notamment dans l’éducation des enfants.
La soumission, quant à elle est directement liée à la violence. Violence reçue par celui qui subit sans comprendre, souffre des contraintes dont il ne perçoit pas le sens et qu’il n’accepte que par conformisme ou peur des représailles. Violence exercée aussi par celui qui se soumet à des ordres injustes sans exercer son libre arbitre et son objection de conscience comme l’affaire de la paillote en Corse l’a rappelé récemment. L’étude de Stanley MILGRAM (9) montre que des personnes ordinaires peuvent être amenées à torturer par une soumission aveugle à une « autorité » parée du label scientifique.(6)
LA LOI DU PLUS FORT
Cet autre exemple est tiré de mon expérience de formateur . Il m’a été rapporté au cours d’un stage ou j’intervenais auprés des personnels de l’Education Nationale, dans une école primaire d’une dizaine de classe. Un cas de « violence » inquiète le personnel : le petit Kevin, 7 ans, est la terreur de la cour de récré. Il défie même les grands, tire les cheveux des petites filles, croche-patte les petits garçons, court partout excité ou prépare sournoisement ses mauvais coups. C’est tellement commun que certains d’entre vous, instituteurs(trices) ou parents, vont reconnaître là une situation courante et fort désagréable. La réaction habituelle est de lui faire la morale, de le mettre à l’écart en classe, mais alors il faut le surveiller ; de plus priver de récré un petit si remuant pose des problèmes à l’institutrice qui l’a dans sa classe juste aprés. De toute façon rien n’y fait et le problème m’est soumis comme une « colle ». Un fort sentiment d’impuissance accompagné d’un espoir de recette miracle agite institutrices et éducatrices (le personnel est entièrement féminin). Ensemble, nous travaillons le thème des règles, lois et sanctions nécessaires à la vie collective. Il est clair que l’on n’a pas tout essayé : les sanctions ne sont pas significatives, les victimes du petit « sauvageon » ne se sentent pas protégées, l’appel à la raison et la morale ne suffisent pas. Aprés 30 minutes de recherches, nous prenons conscience que pour donner du sens à la loi il est indispensable de mettre en évidence son aspect protecteur des violences, corporelles ou psychologiques (humiliations, mépris,..), que c’est la loi qui permet aux enfants de se sentir en sécurité ; ils doivent être sûrs qu’ici ils ne pourront pas taper, insulter ni voler mais ne seront pas eux-mêmes tapés, insultés, moqués ou volés. Des éléments nouveaux apparaissent alors, mettant l’histoire de Kévin en perspective. D’abord nous apprenons que la maman de Kevin élève seule 2 enfants et qu’il est battu régulièrement chez lui. Puis un élément essentiel de la vie de ce petit établissement est révélé par les larmes soudaines de Nathalie, assistante maternelle. Elles sont tout d’abord incompréhensibles pour les témoins alors, trés émue, elle explique son trouble : elle ne peut plus supporter que sa collègue Annie (assistante maternelle aussi mais absente du stage) brutalise les petits ; on apprend que cette Annie secoue violemment sous la douche les « presque bébés » de 2 ans qui ont mouillé leur culotte, les pince et leur tire les cheveux. Nathalie était surtout atteinte par le regard terrorisé des enfants lorsqu’elle ouvrait la porte de la cabine de douche alors qu’ils s’attendaient à voir Annie.
Kevin était passé par là peu d’années plus tôt. Il a appris que la relation à l’autre passe par la violence, son expérience scolaire confirmant et renforçant l’expérience familiale. La loi pour Kevin , c’est l’arbitraire de l’adulte, la loi du plus fort. Si rien d’autre ne vient contredire son expérience on peut supposer qu’il s’en rappellera en grandissant et devenant de plus en plus souvent le plus fort devant ses camarades de classe. Il fait ainsi l’apprentissage du totalitarisme.
LA VRAIE LOI
Peut-on dire qu’il y a au fond de tout être humain une aspiration, une connaissance innée, qui lui fassent sentir qu’être un SUJET désirant – celui qui dit « JE VEUX » – nécessite une loi qui oriente ce désir vers la relation – l’amour ? – plutôt que vers la possession et particulièrement la possession de l’autre – faire ce que j’ai envie de son corps surtout – ? Cette loi fondamentale, symbolique, est la condition nécessaire de toute possibilité de relation non-violente ; les enfants la recherchent consciemment ou non car elle est leur meilleure protection, eux qui sont si faibles devant les adultes et avant tout leurs parents. Le tabou de l’inceste est d’ailleurs la pièce maîtresse de cette loi fondamentale qui se décline ensuite avec les interdits de violence.
Je rencontre souvent ,dans des lycées et collèges, des jeunes qui transgressent par désir de la vraie loi. La vraie loi qui les protège des violences des autres et de leurs désirs intrusifs. Etre tranquille dans son coeur, son corps et ses affaires voilà ce que cette loi garanti à tout enfant en milieu scolaire ou familial en s’opposant à la « loi du plus fort », à l’arbitraire et au caprice de l’adulte. C’est le socle sur lequel on pourra construire des règles et des contrats plus élaborés, plus complexes, plus précis. Cette sécurité seule ouvre la porte à la parole, à l’obéissance. Les transgressions de Kevin peuvent être interprétées comme un appel au secours, un appel au sens. Le fonctionnement institutionel de son école est en effet « insensé » puisqu’il s’insurge des comportements « violents » d’un enfant de 7 ans et laisse passer celui d’un adulte dont les conséquences sont autrement plus graves. Cet enfant ne pouvant trouver de sens dans son éducation familiale pouvait éteindre son propre désir et s’enfermer dans la passivité et l’auto-destruction, ou encore devenir le bouc émissaire des autres. Ces alternatives , très courantes, n’attirent pas autant l’attention de l’entourage. Son mécanisme de défense peut être considéré comme un des meilleurs possibles.
LA PAROLE ENTRE LOI ET DESIR
Le désir doit être parlé. Le désir de l’autre doit être écouté. Même si ce n’est pas avec des mots explicites comme l’enfant du premier exemple avec sa main. Un désir se manifeste souvent au travers d’une émotion et une émotion est là pour être entendue par une oreille humaine. Par l’expression rendue possible des sentiments et des émotions on va permettre le travail de lacher prise, on peut dire de deuil, du désir tout puissant, de la toute puissance. Un désir sans parole, sans symbole, est dangereux potentiellement car la parole est loi et on a vu que la loi est ce qui fait barrage à la violence potentielle du désir.
Le lien entre la loi et la parole vient de loin. Le latin « lex, qui a donné le mot loi en français se rattache à la racine LEG comme le verbe lego qui signifie lire en latin dire en grecainsi que le grec logos : le verbe, la parole. La délicate alchimie qui préside aux rapports entre la loi et le désir a besoin de la parole pour se réaliser sans violences.
La parole échangée entre deux êtres au sujet de leurs désirs respectifs va canaliser leurs énergies, poser comme un contrat tacite ou explicite (par exemple le mariage). Cette parole est déjà loi d’une certaine façon. elle pose le principe du respect et de l’écoute mutuelle.
Mais quand une parole échangée ne peut unir les désirs de l’un et de l’autre alors la parole peut être celle de l’arbitre, du juge, du référent qui dit la loi, pose le cadre et tranche. Celui -là peut écouter l’expression des désirs, il peut même s’assurer que les deux protagonistes se sont bien écouté mais il va empécher le plus fort de soumettre le plus faible. La loi qu’il applique doit être aussi parlée, expliquée, voire écrite. Elle doit être claire, lisible et cohérente, connue de tous, ce que signale le vieil adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Souvent un rituel symbolique, un lieu spécifique et un habit permet la distance et signale le statut d’arbitre ou juge.
LOI-LEG ET LOI VIVANTE
La loi ne pourra pas être établie une fois pour toute. D’abord reçue comme un héritage, un leg (toujours cette même racine qu’on retrouve dans le mot loi), elle devra être rediscutée et pouvoir accueillir le désir toujours renouvelé comme le souligne F. DOLTO citée au début de ce texte.
De plus contrairement à l’animal qui obéit à des instincts, à des modèles, à des lois prédéfinies par héritage génétique, l’homme a la possibilité de découvrir la Loi en lui-même et de l’incarner, la mettre dans la chair, la mettre dans le désir d’une manière unique, entièrement nouvelle. Il peut l’inventer dans l’instant et ainsi lui donner vie. Cela passera par la parole, la relation, la communication, la loi parlée et le désir parlé. C’est le chemin vers l’autonomie ( du grec auto et nomos « sa propre loi ») et la liberté.
Le désir sans l’autre, quant à lui, reproduit à la manière d’un animal toujours le même schéma, la même histoire du passé révolu. Image de la régression et de la dépendance du nouveau-né. Il nous pousse à rejouer toujours la même scène ou le désir sans mots, confus et fantasmatiquement tout puissant se rue indéfiniment dans la même impasse . Jusqu’à ce que , peut-être ou peut-être pas, à force de se cogner , il traverse le mur pour rejoindre l’autre dans un jaillisement de résurrection. La loi est presque toujours nécessaire pour réintroduire l’autre dans le désir et permettre son acccomplissement dans le réel .
LE REPERE INTERIEUR
La loi fondamentale – interdit d’inceste et de destruction de l’autre – est ce repère intérieur qui oriente le désir vers l’autre, non la possession de l’autre mais la relation avec lui/elle. Cette relation sans possessivité est avant tout parole entre un JE et un TU qui vont engendrer un NOUS.
L’accés à ce repère intérieur peut se faire par un apprentissage en famille et/ou à l’école. L’école accueille les jeunes collectivement de 2 à 18 ans ou plus, plusieurs heures par jour. Elle est un lieu de loi et de socialisation irremplaçable dans notre société chaque fois que la famille ne peut pas remplir son rôle.
De nombreux témoignages d’anciens « violents » montrent que des évènements et des rencontres à l’age adulte peuvent développer plus tard ce repère intérieur. Mais alors des violences graves ont pu déjà avoir eu lieu : dans une interview récente à la TV ( 10 ) une personne témoignait de son passé violent ( et révolu ) pendant lequel elle cognait fort et jouait du couteau ; comme le journaliste supposait » Mais vous n’avez quand même tué personne » , il répondait « Je n’en sait rien car quand on frappe quelqu’un avec un couteau, on ne reste pas là à attendre pour voir comment il va ».
Mais l’absence de repère autonome se traduit beaucoup plus souvent par des comportements auto-destructeurs qui vont de l’ennui et de la passivité – à l’école par exemple – jusqu’au suicide en passant par l’abus de drogues et de médicaments, voire de télévision !
La soumission, la culpabilité, la peur du gendarme et des tribunaux peuvent éviter que le désir ne sombre dans la violence. Mais si leur utilité à court terme est indéniable ils permettent avant tout de déplacer le problème et les violences sans rien résoudre à plus long terme. Permettre, faciliter, encourager surtout chez les petits enfants et les jeunes une démarche vers l’autonomie qui retrouve le sens profond du mot – avoir son propre repère intérieur – est le fondement de toute éducation à la paix et à la non-violence. Beaucoup de chemin reste à parcourir avant que nos institutions prennent conscience des enjeux qui, à notre époque, relèvent peut-être de la survie même de l’humanité. Une réflexion sur la loi et le désir au niveaux individuel, social ou politique doit nous amener à ne pas nous soumettre aveuglément aux » pensées uniques » du moment et à agir avec force pour faire évoluer l’école et les pratiques éducatives en général.
Jean-Jacques SAMUEL
81120 LE TRAVET
NOTES
(1) Aphorisme du Yi King, livre de sagesse chinois.
(2) F. DOLTO L’évangile au risque de la psychanalyse T 1 ; P 71 ; Seuil.
(3) J. PAIN Ecole : Violence ou pédagogie. Ed. MATRICE.
(4) R.GIRARD Le bouc émissaire GRASSET
(5) J. LACAN Ecrits, P 852.
(6) Marie BALMARY La divine origine ; P. 57 ; GRASSET
(7) Marie BALMARY op. cit.
(8) A ce sujet on pourra lire » L’Homme libre et les ânes sauvages » de LANZA DEL VASTO
(9) S. MILGRAM Soumission à l’autorité CALMAN-LEVY
(10) L’autre Journal CANAL PLUS le 15 Novembre 1999
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