Hervé Ott a rassemblé toute une série d’articles publiés depuis 25 ans. Ces écrits témoignent à la fois d’une réflexion sur la non-violence comme attitude et comme méthode d’action face à l’injustice et d’une lecture critique des écueils de cette même non-violence quand elle devient une idéologie. C’est pourquoi l’auteur a préféré finalement, à partir de sa pratique comme formateur, créer une nouvelle expression. Elle est moins chargée d’idéalisme et autant attachée aux valeurs fondamentales qui rendent la vie en société porteuse d’espérance.
Format : 70 pages A4.
EXTRAITS :
Préface de François Delivré
Introduction par Hervé Ott
Préface
Un grand respect
La première attitude vis-à-vis d’un auteur qui vous demande une préface, c’est le respect. Lorsque j’ai reçu la publication d’ Hervé Ott, je l’ai donc posé sur ma table et l’ai contemplé.
Hervé Ott : je le connais à la fois peu et beaucoup. Il avait demandé à m’interviewer il y a quelques mois, pour la revue « Non Violence Actualité ». Je craignais un journaliste à la recherche de formules toutes faites ou de sensationnel. Mais ce jour là, j’ai rencontré une « personne ».
Une conjugaison me frappa au cours de notre entretien : les fortes valeurs de justice qui l’habitent et son grand sens des réalités. Ainsi, lorsque je lui expliquai que, pour moi, la violence est inscrite au cœur de chacun d’entre nous et qu’il faut d’abord accepter ceci pour affronter sainement la violence d’autrui, il m’écouta avec une attention qui m’étonna. Ce n’est que plus tard, lorsque je pris connaissance de ses écrits, que je compris à quel point nous partagions le même regard sur les dangers de l’idéalisme et la nécessité, pour celui (ou celle) qui s’engage dans la démarche non violente, de d’abord bien se connaître. Hervé Ott l’écrit : « la conscience de mes propres capacités d’agir avec moins de violence dépend en réalité de la prise de conscience de mes propres capacités en violence. »
Par rapport à l’expression usuelle « non violence », il ne la grave pas dans le marbre. Il en mesure l’intérêt de mais aussi les limites. L’un des écrits de son ouvrage ne porte t-il pas d’ailleurs le titre provocateur de « Pour en finir avec la non violence » ?
J’ai du respect pour les idées de ce document, mais surtout pour « l’œuvre » d’un homme que l’on découvre au fil des pages. Je prends ce mot dans son sens artistique : « l’œuvre », c’est l’ensemble des œuvres. L’œuvre d’Hervé Ott, ce sont ses expériences, ses réflexions, son enseignement, ses écrits. C’est toute une vie sur le terrain des conflits comme intervenant, comme formateur, comme penseur, en France comme à l’étranger.
Le professionnalisme
L’une de des plus grandes valeurs d’un être humain adulte, c’est le professionnalisme, le « métier ». J’en en ai fait le titre d’un ouvrage récent sur la nouvelle profession de coach en entreprise.
Hervé Ott est un professionnel, c’est le second point que je souhaite souligner. Il ne se contente pas de décrire des situations de démarches non violentes qu’il a vécues, ni de commenter les valeurs qui sous-tendent l’action non violente. Il sait ce qu’il faut faire dans cette action et c’est le sens de cette publication : partager non seulement une pensée, mais aussi transmettre un savoir faire assimilable parce que théorisé . Un précepte dit d’ailleurs que, pour un bon professionnel « le besoin de théoriser sa pratique arrive tôt ou tard. »
Hervé Ott alterne théorie et pratique, dans un incessant va et vient. Sa publication présente l’histoire de sa pensée à partir des multiples expériences de terrain auxquels il a participé et qu’il a analysées. Vous le verrez : ses conférences, ses études comportent des redites. Je les ai appréciées. Sur un sujet comme celui-là, elles permettent d’intégrer peu à peu l’état d’esprit de la méthode non violente qui va à l’encontre de tant de nos habitudes.
J’invite les lecteurs à suivre ce chemin, à lire et relire les passages qui se ressemblent, à cheminer et surtout à transformer leur regard au fil des pages, comme je l’ai fait moi-même en revivant les situations de violence de ma vie bien remplie.
Le « Politique »
Le troisième regard que je pose sur l’ouvrage d’Hervé Ott, c’est celui du politique, au sens fort du terme. L’auteur y développe en effet à de nombreuses reprises l’essence de ce qu’est – ou devrait être – le sens d’une action politique digne de ce nom. Comment caractériser celle-ci en prenant l’exemple de la démarche non violente ? Pour résumer, je dirais que l’attitude politique constructive est la conjugaison d’un sens aigu des réalités jointe à la vision sans faille d’un certain projet. Déclinons ceci pour la démarche non violente.
1 – Pour celui qui s’engage dans cette démarche, il y a une réalité : la violence éternelle qui naît et renaît sans cesse. D’où vient-elle ? Il faut donner un sens à cette émergence et l’auteur s’appuie volontiers à cet égard sur la pensée que René Girard développe dans son célèbre ouvrage « la violence et le sacré ». Mais la réalité, c’est aussi la durée nécessaire pour faire aboutir une démarche non violente dans un conflit collectif de grande ampleur type Larzac ou Nouvelle Calédonie : 10 à 15 ans, nous dit l’auteur.
2 – Le projet, c’est d’agir concrètement avec la croyance inébranlable qu’il est possible de s’opposer à la violence d’autrui en la « décourageant ». Cette attitude est surprenante pour un profane de la démarche non violente : il ne s’agit pas en effet de changer l’autre (c’est impossible s’il ne le veut pas), mais de « décourager » sa violence, qu’il n’en ait plus « le cœur ». Ceci nécessite une intelligence aigue des rapports de force sous tous leurs aspects. Dans les nombreuses conférences et textes de recherche qu’il nous présente dans son ouvrage, Hervé Ott montre qu’il ne s’agit pas de faire la morale au violent, c’est utopique, mais de lui « prouver » que le rapport de forces n’est pas en sa faveur exclusive et qu’il a tout intérêt à abandonner le recours à sa violence.
Apprendre la non-violence
Que vais-je retenir de l’ouvrage que Hervé Ott m’a demandé de préfacer ?
Je me suis rappelé qu’il est absolument nécessaire, dans toute lutte, de laisser à l’adversaire une porte de sortie, même si sa violence nous donne envie de nous venger à notre tour.
J’ai découvert, par la description de l’Aïkido, qu’il s’agit de montrer à l’adversaire que son attaque est non seulement inutile, mais en plus qu’elle lui est nuisible.
J’ai confirmé ce que je savais déjà : il faut toujours revenir à l’objet du conflit, surtout lorsque l’adversaire le place sur le terrain des personnes.
J’ai aimé lire qu’il fallait obliger l’adversaire à lutter sur notre terrain et toujours refuser le sien, à savoir celui de la violence et de la provocation.
J’ai appris un principe : « si tu veux la paix, prépare la paix. »
J’ai mieux compris que l’approche des conflits doit prendre en compte le phénomène des émotions qui est un moteur fantastique de violence
J’ai enfin intégré que si l’expression « non violence » a ses lettres de noblesse, mieux vaut envisager pour résoudre les conflits, de les « transformer ».
Et bien d’autres choses encore…
Bonne lecture !
François Delivré
Auteur de « Pouvoir de négocier, s’affronter sans violence » et de « Métier de coach »
Directeur associé de l’Académie du Coaching.
En guise d’introduction
J’ai désiré réunir les textes qui suivent, écrits entre 1980 et 2007, parce qu’ils traduisent à la fois une certaine constance et en même temps témoignent d’évolutions sensibles.
C’est le cas très manifestement en ce qui concerne le mot même de “ non-violence ”. Adopté sans interrogation au départ, j’ai été amené à en contester la pertinence. D’abord en animant au sein de la “ coordination des mouvements non-violents ” la rédaction d’une définition consensuelle de ce que nous entendions pas ce terme. Puis à partir de 1995 en lançant, à l’occasion des 20 ans du Cun, un “ Appel pour trouver un sustitut au mot “ non-violence ”. Comme cet appel n’a rencontré aucun écho, j’ai poursuivi seul cette recherche, conscient que ce mot est trop chargé d’ambiguïté et d’idéalisme. Ce qui m’a conduit à provoquer mes amis avec un ”Pour en finir avec la “ non-violence ! ”. J’ai été tout autant entendu que la première fois ! J’ai compris progressivement que ce mot fait partie d’un discours “ militant ”, forcément idéaliste et que mon souci – en tant que formateur qui doit intervenir dans des situations de conflits douloureux avec des personnes qui ne partageaient pas mon idéalisme – m’obligeait à adopter une démarche plus pragmatique, plus professionnelle. On verra que s’est ainsi progressivement imposée à moi l’expression “ approche et transformation constructives des conflits ” en parlant d’abord, (dès 1994) de “ résistance non-violente ” dans laquelle le “ programme constructif ” joue un très grand rôle – celui précisément de nous garder de tout idéalisme – puis de “ résistance constructive ”.
En réaction à l’envahissement de la notion de “ gestion ” (comme si on pouvait gérer ses émotions, son stress, les conflits, comme on gère un portefeuille !) j’ai fait mienne la notion de “ transformation ” plus explicite, sous l’influence des chercheurs anglo-saxons. Et je constate que ce mot est de plus en plus utilisé dans le domaine des conflits comme pour l’adjectif “ constructive ”. Il faudrait aussi dire deux mots de ce concept d’ “ alternative ” : au sens français du terme, c’est en fait la passivité, la lâcheté, qui est l’alternative à la violence ” ; au sens anglais, la non-violence comme “ alternative ” est conçue comme ce qui pourrait la remplacer : c’est dans ce sens qu’elle est utilsée dans les mouvements qui s’en reclament. Mais cela relève de l’idéalisme, c’est-à-dire de ce qui n’est pas ce monde ! Que nous ayons besoin d’idéaux pour donner du sens à notre vie est une chose, que nous croyions pouvoir réaliser ces idéaux durablement relève malheureusement de l’illusion et se transforme bien vite en… violence !
Ce travail sur les mots est pour moi indispensable, car c’est avec les mots que nous forgeons nos pensées, que nous représentons le réel. La violence provient justement d’un manque de mise en mots ou d’un mésuage des mots. Utiliser, par exemple en Algérie ou en Palestine, le mot “ pacification ” à la place du mot “ colonisation ” est une forme de violence fondamentale. Voilà des années que je ne cesse de dire que les mots “ stratégie ” (conduite de la guerre), “ arme ” (une arme est-elle en réalité faite pour autre chose que blesser ou tuer ? Etymologiquement, le mot vient du latin “ armare ” qui a donné “ armer ” et “ armée ” et armure) renvoient à la guerre à la domination ; que les mots “ gestion ”, “ maîtrise ”, “ solution ”, “ résolution ”, même affublés de l’adjectif “ non-violente ”, traduisent une pensée trop rationnelle et utilitariste. En relisant mes textes anciens, je retrouve ces mots ici ou là. D’autres mots existent que j’utilise plus consciemment pour dire presque la même chose, le désir de domination en moins : méthode, transformation, outils, moyens, compromis. Ce dernier en particulier, si malmené dans notre culture française, est symbolique de tout ce que la “ non-violence ” voudrait construire : une plus grande capacité à vivre ensemble, avec plus de justice, à décider ensemble, à se “ promettre ensemble ”. Ce refus inconscient du “ compromis ” se retrouve aussi dans l’expression “ la seule solution… ” dont tant d’experts nous abreuves face aux blessures de la planête et des humains.
Ayant travaillé depusi quelques années sur l’impact des peurs refoulées dans la construction des conflits d’identités et sur les possibilités qu’ouvre la formulation des besoins pour aboutir à une négociation de leur satisfaction, j’en suis arrivé à constater que la plupart des formulations négatives “ je ne veux plus… ”, “ est-ce que tu n’as pas envie de… ? ” masques des peurs, comme toutes les expressions en “ anti-… ”. Les affirmations du style “ je ne suis pas de ceux qui… ” devraient nous alerter sur le fait qu’elles témoignent d’un conflit intérieur caché. Lorsque je suis amené à travailler sur des “ règlements intérieurs ” d’établissments scolaires, de santé etc, je regarde immédiatement quelles règles sont formulées négativement car je sais que là se trouve la faille d’efficacité. Il vaut mieux dire qu’il “ est interdit de… ” que de dire qu’il “ ne faut pas… ”. Faire l’exercice de reformuler positivement une règle, une expression, oblige à clairifer sa position, son désir, son besoin. Le cerveau limbique, émotionnel, reste sourd aux négations : face à un “ tu n’es pas content ” exprimé par un adulte, l’enfant entend “ content ”… alors qu’il est en colère ! Le mot “ non-violence ” participe aussi de ce processus : la négation d’un terme bloque sur le terme au lieu d’engendrer autre chose de constructif. Il serait intéressant de rechercher ce qui peut provoquer, dans l’inconscient, tant d’attachement à ce mot ! En relisant mes textes, je suis choqué par le nombre d’expressions négatives qu’ils comportent : c’est comme cela que je les ai écrit, je les laisse donc ainsi. Et je suis beaucoup plus attentif dorénavant à ces messages cachés.
Le deuxième aspect tient, de par la quête spirituelle de ma démarche, à rester critique face à tout dualisme simplificateur. Il y aurait “ les non-violents ” d’un côté et “ les violents ” ou “ pas non-violents ” de l’autre, l’efficacité de la non-violence d’un côté, l’inefficacité de la violence de l’autre. Pour avoir partagé plusieurs années la résistance des paysans du Larzac, pour avoir cherché à développer un mode de vie communautaire qui s’attaquerait aux racines du mal social, j’ai été amené à prendre en compte une réalité plus complexe que celle qu’on trouve dans les livres militants. Et en travaillant sur moi-même, j’ai dû aussi reconnaître que mes choix de “ non-violence ” avaient des origines ambigues et qu’ils pouvaient tout aussi bien cacher une certaine “ lâcheté ” face à des situations difficiles à vivre.
Ce questionnement constant m’a amené à mieux comprendre que c’est très différent de voir la “ non-violence ” comme une perspective plutôt que comme un but. Si les marins se guidaient sur les étoiles, ils se sont gardés de l’illusion de les atteindre un jour. Et derrière cette vision d’une “ non-violence ” pragmatique se cache sans doute les risques de confondre idéal et réalité, sens et moyens. Si la “ non-violence ” peut donner du sens à notre quête d’humanité, il faut se garder de la concevoir comme but politique. Elle est un ensemble de méthodes de résistance, bref une ascèse, et il serait illusoire de la concevoir comme moyen de gouvernement ! Tous les projets qui partageaient ce genre d’illusion se sont fourvoyés dans la dictature et les pires violences.
J’étais tout récemment fort interpellé par la remarque que l’appel biblique à la “ non-vengeance ” était peut-être beaucoup plus confrontant que l’appel gandhien à la “ non-violence ” (D. Sibony, Violence, Seuil 1998, p. 138). Car mes recherches et mon travail de formateur m’ont convaincu que dans le domaine des relations interpersonnelles, le “jugement ” des personnes est sans doute la première violence, plus insidieuse que le coup de poing. Or l’énergie du jugement vient de l’incapacité à accepter, sans se venger, la différence de l’autre.
Cette démarche vers plus de réalisme a été alimentée par tous les travaux de R. Girard sur la dynamique mimétique du désir et plus récemment par les résultats des recherches sur les émotions et les besoins psychologiques de la personne. Ces trois dimensions fondamentales de la personne humaines recèlent toutes des dynamiques complexes difficiles à “ maîtriser ” et que les sagesses du monde nous enseignent depuis très longtemps à “ accueillir ” avec bienveillance plutôt qu’à vouloir combattre ou nier.
Les travaux de J. Galtung m’ont obligé à mieux distinguer ce qui relève de la violence individuelle, de la violence structurelle et aussi de la violence culturelle, celle des “ justifications ” et des “ représentations ”. À ce propos, la confrontation avec des cultures très différentes à l’occasion de mes interventions de formation m’a permis de beaucoup relativiser l’approche franco-française de toutes ces questions. Cette distinction m’a contraint à étudier différemment les modes de transformation des conflits selon leur dimension qui s’interpénètrent si souvent et ainsi à mieux prendre en compte la complexité des situations et des événements.
Les textes de réflexion sur les exemples historiques et les pratiques pédagogiques témoignent de mon souci constant de rester en prise avec la réalité, de transmettre ce que j’ai reçu d’autres témoins, aussi loin que remonte leur témoignage, en l’adaptant à l’esprit de notre temps.
L’inconvénient de ce genre de cohabitation de textes tient aux nombreuses répétitions. Mais, quand il s’agit d’apprendre, répéter et remettre cent fois sur le métier est un impératif ! Chacun de ces textes marque pour moi une étape de prise de conscience, un questionnement sous un angle un peu différent. Et je souhaite que l’indépendance de chaque texte donne plus de légèreté à la lecture de l’ensemble.
Hervé Ott
Mars 2007.