Adresse à Adam Kahane,
auteur de
« Pouvoir et Amour, Théorie et pratique des transformations sociétales »
le 16 mars 2016 à Paris,
à l’invitation de l’Université internationale terre citoyenne UITC
Ce titre provoque un choc pour nous français qui avons historiquement et culturellement d’abord une représentation du pouvoir comme étant Le Pouvoir, avec un grand P, celui de l’Etat, celui de Paris sur la province. On en vient à dire que « le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument » ! Quand, en formation, je demande à un groupe de français de construire une représentation du pouvoir avec des chaises, sans parler, ils produisent très souvent, dans une unanimité touchante… une pyramide. Même un de nos présidents de la République a voulu imprimer sa marque au Louvre… avec une pyramide. Ainsi votre livre, avec un tel titre, risque d’être perçu au premier abord au pire comme celui d’un évangéliste « apolitique » sinon comme celui d’un attardé du new âge !
J’aime mieux le sous-titre qui parle de « transformation sociétales » et non de « gestion » du changement social p.ex. Pour le coup, la conception anglo-saxonne du changement par la transformation au lieu de la gestion me semble plus pertinente.
Pour nous rassurez et exciter notre curiosité vous mettez en exergue une citation d’une des icônes des mouvements de libération, Martin Luther King :
« Le pouvoir bien compris n’est autre que la capacité à réaliser ses objectifs. Il constitue la force nécessaire pour amener le changement, sociétal, politique et économique… Et l’une des grands problèmes de l’histoire est que les concepts de l’amour et du pouvoir sont généralement considérés comme des polarités qui s’opposent. Ainsi l’amour est-il trop souvent assimilé à l’abandon du pouvoir et le pouvoir au déni de l’amour. Le temps est venu de remettre les choses à plat. Il nous faut maintenant réaliser que le pouvoir sans amour est inconscient et abusif, et que l’amour sans pouvoir est affectif et anémique.
… C’est justement la collision du pouvoir immoral et de la moralité sans pouvoir qui constitue l’une des crises majeurs de notre temps »
Vous allez donc, sur la foi de vos expériences professionnelles, à la Shell d’abord puis comme consultant en Afrique du Sud, aux USA, en Inde, en Israël, au Canada, en Amérique du Sud et en Asie, clarifier tout au long de votre livre ce que vous entendez par Pouvoir et par Amour.
Puis vous nous montrerez comment on peut, en tant que consultant, tomber, trébucher et marcher, précisément dans la façon d’articuler ou non ces deux dimensions.
A la fin vous aurez quelque pages de clarifications sur ce qui est en jeu pour le consultant lui-même.
Un livre clarificateur
Je dois dire tout de suite, que ce livre est celui que j’aurais aimé pouvoir écrire, tant il recoupe là où j’en suis aujourd’hui, dans ma réflexion sur la dynamique du changement individuel et collectif. Où le rapport dynamique pouvoir – amour – que je pourrait aussi appeler « puissance et relation » – sur la psychologie des leaders sociaux et le rôle de ce qui nous entrave tant : la peur. Bien que mon expérience de formateur-consultant soit beaucoup plus modeste que la vôtre, je ne peux qu’adhérer à l’essentiel de votre propos.
Vous citez aussi Paul Tillich qui définit le pouvoir comme la motivation de tout ce qui est vivant à se réaliser soi-même, avec une intensité et un extensivité croissante. Quant à l’amour, il le définit comme le moteur vers l’unité de tout ce qui est séparé.
Par pouvoir vous distinguez le pouvoir sur et montrez comment il peut être « dégénératif » en ce sens que cette énergie de réalisation de soi peut conduire – votre expérience comme manager à la Shell vous a permis de le découvrir – à des dégâts très grands chez ceux qui le subissent : ce « pouvoir sur », même créatif, anéanti, dites-vous, l’accomplissement de l’autre. Et c’est pourquoi vous distinguez « pouvoir sur » et « pouvoir de » qui lui est « génératif », en tant que « moteur d’accomplissement ». « Autant le pouvoir s’actualise par la force et la contrainte, mais il n’est ni l’une ni l’autre : le pouvoir sur use et abuse de la force pour surmonter la peur de ne pas être » affirme encore Tillich. Retenons ici déjà cette référence à la peur.
Vous auriez pu citer aussi Hannah Arendt, qui à peu près à la même époque que Tillich, distingue le pouvoir et la domination. Je passe du « pouvoir de » au « pouvoir sur » quand l’autre résiste et que je passe outre à ses résistance. Nous voyons trop les dégâts et la souffrance que cause aujourd’hui une conception à visée hyper-productiviste du management : les humains sont réduits à des quantités variables, à des flux, à des pourcentages. Avec Etienne Bufquin ici présent, j’ai écrit un article pour alerter que ce sont les méthodes de management les plus en vogue qui sont à la source des RPS (risques psycho-sociaux) tant dénoncés aujourd’hui par la médecine du travail, les syndicats et les salariés. Vous citez d’ailleurs comme modèle du « pouvoir sur » , le PDG de Eron… qui a conduit son groupe à la faillite que l’on sait. (p. 48-49)
Comme le pouvoir, l’amour a aussi ces deux visage : l’un génératif, l’autre dégénératif. C’est grâce à votre investissement dans un projet en Afrique du Sud post apartheid que vous avez pu expérimenter cette différence fondamentale, en même temps que vous rencontriez votre future femme ! Et c’est avec elle que vous avez pu découvrir la complémentarité de l’amour et du pouvoir bien compris. Ici encore en tant que français, nous pourrions avoir des réserves quant à cet usage du mot amour. Et ce d’autant que vous oubliez de mentionner que Tillich, philosophe était aussi théologien. La fibre laïque française ne peut que se sentir provoquée ! Après Martin Luther King, pasteur, ça commence à faire beaucoup, non ?
L’amour génératif, toujours d’après la définition de Tillich, est une force vers l’unité de ce qui est séparé et se manifeste par la concentration sur la relation et la connexion (p. 61). Vous précisez d’ailleurs plus tard que c’est parce qu’il y a eu séparation qu’il peut y avoir réunion, unité retrouvée. En citant un manager, vous écrivez que l’amour, « est une disposition intentionnelle vis-à-vis de l’autre ». Vous le distinguez en cela de l’amour affectif : il n’est pas nécessaire d’apprécier une personne pour l’aimer ! Il est vrai que nous avons, à la différence des grecs, un seul mot pour parler de 3 réalités différentes de l’amour : l’amour « eros », l’amour « philos » et l’amour « agapè ». J’aime bien personnellement la définition de l’amour « agapè » comme capacité à « prendre soin de… », ce qui vous conduit à considérer « l’autre légitime en coexistence avec soi-même » (p. 62) ou à affirmer que « l’amour est le seul pouvoir qui éveille l’ego à l’existence de quelque chose d’autre que lui-même ». Et vous affirmez l’importance centrale de l’amour pour s’attaquer aux transformations sociétales. C’est ce type d’amour que vous appelez génératif à la différence de l’amour dégénératif, qui lui est la négation, en son nom, du conflit, dans la relation. La figure du « sauveur » dans le triangle dramatique de l’Analyse transactionnelle, est une de ces illustration de l’amour dégénératif, comme l’attitude qui consiste, par peur de blesser, à préférer se taire que d’exprimer ce qu’on ressent par rapport au comportement de l’autre. Bref c’est l’amour fuite que vous illustrez par « Se laver les mains dans un conflit, n’est pas faire preuve de neutralité. C’est se mettre du côté des puisants » (p. 77).
Pouvoir sans amour et amour sans pouvoir.
Puis vous illustrez combien l’absence de l’un ou de l’autre provoque de la souffrance : le pouvoir sans amour et l’amour sans prise en compte du pouvoir conduisent à des impasses. Je relis la fin de la citation de M.-L. King : « …Le pouvoir sans amour est inconscient et abusif et l’amour sans pouvoir est affectif et anémique. ». Cette citation m’a rappelé que lorsque pour la première fois je devais animer un cycle long de 16 stages de « Formateurs en intervention civile non-violente », j’ai perdu la moitié des stagiaires, insécurisés par mon désir caché de « faire plaisir », d’accéder à toutes leurs demandes, de leur manifester mon amour, sans poser un cadre clair ! « L’amour sans pouvoir est dangereux, car le pouvoir n’est jamais absent. Il est seulement bien dissimulé, » écrivez-vous (p. 83). Et en échos à ce que je disais en introduction à propos du pouvoir absolu qui corrompt, vous citez un psychologue qui dit « Tant que la notion de pouvoir sera elle-même corrompue par une opposition affective avec l’amour, le pouvoir sera effectivement corrupteur. La corruption ne commence pas avec le pouvoir, mais avec l’ignorance du pouvoir » (p. 84). Et ainsi que « La forme d’amour la plus dégénérative et pervertie est celle qui dénie, réprime ou dissimule le pouvoir de s’accomplir (de l’autre) » p. 85
Avant l’amour, la confiance
Peut-être manque-t-il dans ce livre – à développer dans un prochain6 – l’inventaire des outils à mettre en œuvre pour favoriser cet amour, au premier desquels je nommerais la confiance, que vous citez par deux fois seulement, un peu par défaut. J’expérimente que, pour arriver à faire faire cette expérience d’amour, il faut créer le cadre (pouvoir) relationnel qui permet de vivre « en confiance », notamment par une très grande vigilance à débusquer les jugements de valeurs et les jugement sur les personnes, les non-dits, et à faire s’exprimer les émotions. Aujourd’hui, à côté du règlement intérieur, des définitions formelles de poste, de responsabilité, j’aide les équipes pour lesquelles j’interviens à co-construire une « charte relationnelle » qui mentionne tous les critères formulés par leurs membres pour qu’ils se sentent en « sécurité dans ce groupe », le sentiment de sécurité étant l’autre mot pour parler de la confiance, antidote de la peur, j’y reviendrai. C’est pour moi, une fois ce cadre posé et garanti, que peuvent se développer des attitudes de « prise de soin de l’autre », d’amour, au sein du groupe. C’est fragile et exige une vigilance de tous les instants.
Tomber, trébucher et marcher
Dans la suite de votre ouvrage vous développez trois apprentissages au cours de vos expériences pour l’amélioration de la nutrition des enfants en Inde, réparer les divisions au sein de la société israélienne, construire la démocratie en Afrique du sud post-apartheid, transformer le système agro-alimentaire en Europe et en Amérique, travailler sur les conséquences du dérèglement climatique au Canada etc. Ces apprentissages s’appellent : tomber, trébucher et marcher dans cette recherche d’équilibre entre amour et pouvoir, pouvoir et amour. Vous prenez l’image que pour marcher, avancer, il faut accepter d’être en déséquilibre sur un pieds puis sur l’autre : ces deux pieds sont justement celui du pouvoir et de l’amour. Et vous nous alertez que « pour apprendre à marcher….il faut viser l’équilibre en approfondissant et en renforçant notre force la moins affirmée. (p. 182).
Imposer un certain pouvoir sans amour va provoquer du conflit ou une attitude groupale, ne vouloir que de l’amour va renforcer le déni des enjeux de pouvoir et provoquer de fortes résistances sous forme de négociations cachées pour les maintenir.
Au centre du processus, l’accompagnant… et ses peurs !
Et il arrive qu’en restant soi-même – en tant que consultant, leader – prisonnier de ses propres peurs, ce qui revient à brider la capacité des autres à choisir leur destin, on abuse de son pouvoir ou on veut protéger les autres, sans oser provoquer du conflit génératif. Car de la même façon qu’il y a pouvoir et amour génératifs et dégénératifs, il y a un leadership génératif, et un leadership dégénératif. Ces pages où vous montrez comment vous avez été confrontés à vos propres peurs m’ont beaucoup touché et prouvent qu’il est possible, avec du recul, d’apprendre de ses expériences dès l’instant qu’on accepte d’être l’artisans de ses propres échecs ! Grâce à Pierre Vuarin qui nous invite aujourd’hui et la Fondation C.-L. Meyer où nous sommes réunis aujourd’hui, j’ai pu faire avec un collègue allemand une enquête auprès d’une vingtaines de leaders sociaux d’Europe, d’Amérique du sud, d’Afrique et d’Asie. C’était frappant de voir combien d’entre eux étaient dans le déni de leur propre pouvoir et combien cette capacité/volonté de travailler sur ses peurs – je dirai même sur ses propres traumatismes souvent inconscients – permet de regarder le pouvoir comme une force à transmettre plutôt qu’un démon à terrasser. Pour exercer un certain pouvoir, il faut commencer par s’aimer soi-même, avec ses ombres et ses lumières. Ainsi je me retrouve complètement de votre affirmation : « l’audacieuse aventure du changement personnel ne consiste pas tant à devenir un autre qu’à révéler un potentiel qui est en germe en chacun ». C’est bien cette peur de « devenir un autre » contre son gré, qui bloque tant de processus de médiation ou de transformation des conflits. « La peur est inhérente à la condition humaine », rappelez-vous en citant Margareth Wheatley, « nous ne pouvons pas éviter d’avoir peur, peut-être même fréquemment. L’important et d’observer ce que nous en faisons… » (p. 186). Et vous concluez : « En écoutant nos peurs, nous espérons éviter d’être blessés. Or nous souffrons plus de cet évitement que de la souffrance elle-même ». Parce qu’en fin de compte « nos blessures attendent notre attention compatissante » (p. 184). De mon expérience, c’est cette peur qui m’a rendu trop souvent blessant pour les autres. Or vous écrivez que « savoir se laisser affecter par l’autre est tout aussi puissant qu’avoir la capacité d’affecter l’autre. La puissance de la relation est infinie et unifiante » (p. 142). J’aime bien ce passage du pouvoir à la puissance, et avec un ami, Jean-Jacques Samuel, nous avons développé un outil qui permet justement d’aider à sortir de l’impuissance de la victime et de la toute-puissance du sauveur ou de l’agresseur dans les conflits en transformant l’énergie émotionnelle qu’elles recèlent. Car il arrive très souvent que les « garants » officiels fassent aussi l’expérience de l’impuissance et réagisse par la toute-puissance. C’est en accueillant avec bienveillance l’énergie émotionnelle bloquée et en la convertissant en énergie intentionnelle que le garant pourra retrouver sa puissance.7
Quoiqu’il en soit voilà un livre qu’il faudrait mettre sur la table de chevet dans tous les hôtels pour les VIP. Le monde irait peut-être un peu mieux dès lors que les « élites » commenceraient à se confronter à leurs peurs !
Transformations sociétales
Tout votre travail s’inscrit dans la perspective des possibilités et conditions d’un changement sociétal et donc à un moment ou un autre, de la rencontre avec la passivité ou la violence comme outils de changement : « avoir peur d’utiliser la force, de faire du mal à quelqu’un, va nous paralyser et nous contraindre à l’inaction. L’important n’est pas de savoir s’il faut exercer le pouvoir pour amener des changements, mais plutôt d’exercer le pouvoir sans violence. » (p. 191).
Et dans cette veine, je dois aussi mentionner les analyses que vous faîtes des systèmes qui produisent de l’injustice et comment les victimes de ses systèmes participent inconsciemment à leur propre oppression, lorsque notamment, les enjeux de pouvoir internes sont tus : « Il ne suffit pas de créer un espace d’expression collectif : il faut un cadre pour rappeler à tous la raison d’être de leur présence. Ce cadre ou contenant est tenu par le facilitateur ou chef d’orchestre du groupe » (p. 140).
Le modèle U
Vous revenez plusieurs fois sur la démarche globale que vous proposez aux équipes que vous accompagnez à partir de l’outil « U process » développé par votre ami Otto Scharmer, qui se déroule selon l’image d’un U, en trois phases : l’une de co-perception de la réalité à comprendre : « il s’agit de passer du pouvoir à l’amour pour voir plus clairement comment nous faisons partie du problème et donc, comment nous pouvons faire partie de la solution » (p. 177) ; la deuxième phase de co-présence, où chacun des acteurs fait un temps de retraite pour assimiler toutes les perceptions connectées et accède à la capacité de réconcilier pouvoir et amour ; et la 3° phase de co-création, qui permet de repasser de l’amour à un pouvoir régénéré pour se tourner vers l’avenir. Ces espaces de travail que vous appelez « laboratoire de changement » favorisent un dialogue multi-acteur et multi-sectoriel, « un espace dans lequel il est sans danger de faire les choses autrement, (où) il s’agit de déplacer les relations de pouvoir ou d’encourager une culture d’apprentissage par l’action, par essai-erreur. Dans une société confrontée à des changements rapides, le développement de compétences d’apprentissage en continu et en co-création est plus important que le développement des stratégies elles-mêmes. » p. 175
Hervé Ott
herve.ott@ieccc.org
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